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D'astres en désastres
17 octobre 2013

We're damned after all, through fortune and flame we fall - #1

Dr D. Chef de clinique dans le service où je suis actuellement en stage. Dit « le Déchu ».

Le 2 octobre, je devais passer l'après-midi avec lui en consultation. Je me suis présentée à lui, et l'ai aussitôt pris en grippe : il ne m'a pas demandé mon prénom. Okay, toi déjà tu t'en fous du prénom de l'externe, j'adore ça, super mentalité.

Je me suis installée à côté de lui, et pendant que le premier patient parlait, je le regardais. Je souriais intérieurement : eh ben, j'aurais pu au moins tomber sur un beau ! Le Dr D. ne l'est même pas, vraiment, il n'a rien pour lui !

A partir de là, que s'est-il passé exactement ? Trois heures plus tard, j'avais un énorme faible pour lui. Il est passé de « arrogant et pas beau » à « je le veux je le veux je le veux ». Comment ? Je vais essayer de le dire :

Il ne se comporte pas avec ses patients comme un chirurgien. Il les écoute, leur adresse des sourires polis et leur explique en s'adaptant à leur niveau. J'admire beaucoup ça, cette caractéristique des bons médecins. Puis je me rends compte que le rythme est effréné ici, il court partout, peut-être que c'est pour ça qu'il n'a pas pris le temps de faire les présentations. Je lui pardonne ses impolitesses, réalisant qu'elles ne sont que l'expression agaçante de son manque de temps.

Surtout, il y a ces regards que nous échangeons parfois. C'est à peine si je saurais les décrire, tant ils sont empreints d'une étrange connivence qui s'est faite très rapidement entre nous. Je n'oserais pas dire de la complicité, mais une compréhension mutuelle de ce que pense l'autre au moment où il nous regarde. Pas besoin de se parler : cet échange visuel nous permet de vérifier que nous pensons bien la même chose.

Ça me rappelle la première fois que j'ai rencontré Morgan : il ne parlait pas, pourtant je me sentais à l'aise avec lui, comme si on se connaissait déjà. L'impression de s'être trouvés. Je ne dis pas ça au sens romantique du terme, ça n'a rien d'amoureux, c'est comme si l'on venait de la même planète et qu'on était les seuls à pouvoir se reconnaître entre nous. « Toi aussi t'es comme ça à l'intérieur ? »

Il y avait de ça, avec le Dr D. Très vite j'ai enterrée mon opinion négative à son égard, j'étais idiote de l'avoir jugé si promptement !

Il a un air fatigué, fatigué de son travail et de ne pas pouvoir le faire correctement. Il voudrait tellement faire bien ! Mais tout le touche, tout le traverse et tout le détruit. Le fonctionnement de l'hôpital l'a vaincu, tant est si bien qu'il en vient à cacher sa déception derrière un cynisme confinant aux larmes. Désabusé. Déchu. Il partait avec de grands rêves, et voici qu'à la trentaine, il en est déjà aux regrets. Il n'en peut plus des patients qui rechignent pour tout et de ses propres limites.

C'est ce que je vois, et ce qu'il me dit, au fur et à mesure des heures. Et il y a ce moment. Une pause-clope à la fenêtre, dans la pièce des internes. Une porte secrète offrant quelques minutes de répit. C'est une grande pièce toute en boiseries et dont les murs sont couverts d'étagères pliant sous le poids de vieux livres de médecine, avec un lit deux places pour que les internes puissent dormir, une table recouverte d'un capharnaüm sans nom, des vêtements en vrac partout, une cafetière surusée et des viennoiseries dans un coin, des papiers en veux-tu en voilà – plannings de bloc, de garde, listes de numéros de téléphone, prospectus pour des médicaments... - et une couche de poussière un peu partout. Cet endroit a un charme dingue ! On s'y sent comme dans la salle commune des Gryffondors.

Il allume sa cigarette et s'appuie contre le petit bureau portant un ordinateur, soufflant la fumée par la fenêtre. Un silence, comme il y en a beaucoup dans notre binôme depuis 14h, et comme les autres ce silence n'est en rien gênant. Comme avec Morgan. Une respiration. Il tire sur sa cigarette. Un moment calme, apaisant. On parle de choses et d'autres. Nos phrases sont entrecoupées de silence, par vagues.

Je le regarde, inspirant une nouvelle bouffée de nicotine, perdu dans ses réflexions. Triste, [et le jour pour moi sera comme la nuit], mélancolique. Ses yeux marrons fixés sur ses pensées. Je lui dis quelque chose, il me sourit. Ce sourire faible, comme le sourire d'un homme en apparence heureux mais qui au fond ne s'est jamais remis de la perte d'un être cher. Un homme qui n'espère plus rien.

Le charme de la nostalgie.

[Dans 150 ans, on n'y pensera même plus, à ceux qu'on a aimé, à ceux qu'on a perdu]

Je le regarde, puis je regarde le lit dans un coin de la pièce. Et je rougis intérieurement. J'ai chaud tout à coup. Je voudrais le jeter sur ce lit et lui faire l'amour là maintenant. C'est un de ces instants délicieux où la tension érotique est telle que je crains de craquer. Je m'imagine me lever, me poster face à lui et l'embrasser sans autre forme de procès. Je lui enlèverais sa blouse, et doucement, l'amènerais vers le lit. Je lui enlèverais ses vêtements un par un, et sentirais sa peau chaude contre la mienne. Ses bras autour de moi.

Je m'égare. Il me parle toujours, et j'ai du mal à suivre. Comme quand Emilie m'avait mis la main sur la cuisse au Dick Turpin's. Sur le coup, je réponds assez correctement pour que rien ne transparaisse, cependant je ne garde ensuite pas le moindre souvenir de la conversation tant mon cerveau était focalisé sur les sensations.

Je le désire ardemment.

Cette cigarette ne dure que quelques minutes, mais c'est assez pour que l'image se fixe dans mon esprit comme un instantané. Ce moment est précieux.

Quand il jette le mégot par la fenêtre, je lui fais remarquer qu'il doit y avoir onze étages plus bas un énorme tas de mégots grandissant chaque jour grâce à sa participation, et l'image l'amuse.

 Après l'épisode de la cigarette, j'ai passé l'après-midi à essayer de grapiller d'autres instants de ce genre avec lui. Tout en travaillant, bien sûr. En parlant des patients et posant des questions sur certaines pathologies.

Vers 16h30, on a expédié le dernier patient. Pause-cigarette, puis il allait faire le tour de ses patients dans le service. « Tu peux te casser si tu veux », « Bah j'ai colle avec des copains à 18h mais d'ici là j'ai rien à faire alors je préférerais rester ici. », « Okay, c'est comme tu veux, ça me dérange pas ! ». Je ne veux pas partir. Je suis très bien avec lui.

On passe dans son bureau, une petite pièce en bazar au bout d'un couloir étroit et en cul-de-sac. De ce fait, même avec la porte grande ouverte, personne n'entend notre conversation. A moins de venir expressément voir le Dr D., on n'a pas de raison de traîner ici. Parfait.

Comme partout dans les services de chirurgie, et à mon éternel amusement, des vêtements sont jetés en vrac sur une chaise. Le pyjama bleu est le costume de rigueur, et à force de se changer on doit prendre la mauvaise habitude de laisser ses fringues en tas là où on les a enlevées ! J'aime bien ça, ça donne du cachet à tout le service.

Nous parlons de son boulot. Il me dit de ne pas faire chirurgie, que c'est nul, que ce n'est pas du tout comme on se l'imagine. Il s'est lancé là-dedans en pensant qu'il passerait ses journées à opérer et à s'amuser tout en sauvant des vies, et en fait il ne fait que de la paperasse et des conneries médico-légales qu'on fait pour s'éviter un procès et satisfaire les gens qui consomment la médecine comme ils consomment les iPod et le reste. Cette médecine n'a plus rien de noble, c'est une énorme machine où tout est codifié, ordonné, où on ne fait qu'obéir à un système dont on ne partage pas la vision des choses. Il est si aigri quand il parle de ça. Je lui dis qu'il ne peut pas dire ça, enfin pas le penser, après tout le mal qu'il s'est donné pour s'en arriver là ! Il me rétorque sur un ton fatigué que si. Mais c'est triste ! « Non mais après, j'suis un peu dépressif de nature alors va pas croire tout ce que je dis ». Je lui demande s'il regrette d'avoir choisi cette voie. Oui et non, oui parce que le boulot n'est pas ce qu'il croyait, mais non parce que quand il opère, là c'est génial. Cette attraction-répulsion que je comprends fort bien, dont j'ai souvent parlé avec Lucas. Parce que c'est nul ce qu'on fait, on se donne un mal de chien pour aucune reconnaissance, on gâche notre jeunesse à la passer dans des bouquins et à crever de stress avant les examens, pendant que d'autres s'amusent ; et tout à la fois c'est fantastique, quand on explique à un patient ce qu'il a et ce qu'on va faire, qu'on négocie avec lui, combien il nous touche parfois en nous racontant sa maladie ou sa vie, ces trajectoires erratiques sur lesquelles nous avons soudain une prise énorme, et quand on constate qu'un traitement fonctionne et que le bilan s'améliore, ou quand on dissimule notre indécent chagrin devant un inconnu mourant pour lequel on ne peut plus rien.

Lui, c'est pareil. Il déteste et il adore. Il se déteste d'aimer ça. Ce serait tellement plus facile s'il n'aimait pas ça, s'il n'en avait pas besoin. Il pourrait laisser ce poste mal payé et éreintant et ouvrir une boulangerie !

La discussion prend un tournant très personnel. Cette façon que j'ai de poser les questions les plus indiscrètes sur un ton neutre avec un regard empathique pousse souvent les gens à me répondre. Ce dont il me parle, ce n'est pas seulement de son travail, c'est de sa déception que le monde ne soit pas comme il le croyait, de son dégoût pour la façon dont les choses se jouent, dont les gens – patients et soignants – se comportent. Il est déchu. Icare ayant volé de toutes ses forces vers le soleil, pour finalement s'y brûler. Il s'est battu pour en arriver là, et une fois à cette place, il a réalisé que tout ça n'était qu'une vaste fumisterie. Qu'il s'était bercé d'illusions. Quelle tristesse d'avoir fait tant de sacrifices pour une vie qui nous déçoit ! Il est si beau, mon Déchu, dans son amertume exténuée.

Il déménage dans deux semaines, pour prendre un poste à Bayonne. Encore à l'hôpital public, « parce que je suis assez con pour persister, je sais comment c'est mais j'ai encore une certaine idée de la médecine que je ne veux pas lâcher, alors je râle, je me plains de tout, mais je veux pas aller en clinique, donc je continue à faire ce boulot comme un con ». Cette droiture bornée même quand tout pousse à infléchir sa morale, j'en suis admirative. Ça fait la valeur d'un homme.

Je lui demande si ce sera mieux là-bas, il sourit en me répondant que non. Ce sera pareil. « C'est flippant de vous entendre dire ça vous qui êtes à la fin, alors que moi j'en suis juste au début, et vous êtes pas le premier à me dire ça. J'ai l'impression que tout le monde pense ça, c'est l'angoisse... ». Il modère ses propos, avec l'air d'un adulte qui culpabilise d'avoir dit à un enfant que le Père Noël n'existe pas et que tout ce qui t'attend quand t'es grand c'est les factures à payer et les réformes gouvernementales. Il répète qu'il aime opérer, que ça c'est son vrai job, et le reste c'est ce qu'il est obligé de faire pour continuer à opérer.

Nous restons bien un quart d'heure dans ce bureau à ne parler que de ça. Son regard me fait toujours cet effet morganien, désabusé. Il était si plein d'espoir, que sa lucidité a liquidé années après années. Je suis comme ça moi aussi. C'est pour ça que je me sens proche de lui. Je croyais en plein de choses, et tout se casse la gueule petit à petit. Depuis Thierry jusqu'à Ruben, tout n'est que déception. Chaque fois je m'investis, émotionnellement, j'y crois, je me donne du mal, et un beau jour je m'aperçois que tout est pourri jusqu'à la moelle. Tout part à vau-l'eau. Mes illusions perdues valent bien les siennes, et ce sera pire plus tard. Je ne dis pas que tout est nul et rien ne vaut la peine de vivre, mais il y a tant de sources de déception. Le monde est laid, vicié, et mes pairs sont une plaie. Aurélie m'accusait de voir les choses trop en noir, je me taisais pour ne pas lui dire que sa foi en l'humain n'était qu'ignorance aveugle et crasse, et que si les imbéciles sont heureux les lucides morflent pour eux.

Il est lucide. Et il y a cru, lui aussi. C'est là la différence avec le cynisme, qui ne s'est jamais nourri d'espoir. Lui et moi, nous avions des rêves. Et un jour, on est tombé dans la vraie vie. Une sale claque dans la gueule. On est cramé à l'intérieur.

Mais j'extrapole.

On passe faire le tour de ses malades dans les différentes ailes, ça ne prend guère qu'une demi-heure. Comme souvent quand je suis (suivre, pas être) un médecin, je me compare mentalement à un poisson-pilote accroché à son requin. Je pose des questions même lorsque j'en connais la réponse juste pour entretenir la conversation.

La visite s'achève vite, « Allez on se casse ! » et il part d'un pas pressé tandis que je récupère mes affaires dans le bureau médical. Je ne sais même plus s'il me dit au revoir, il ne m'a pas vue je crois m'arrêter prendre mon sac. Je m'en vais, un peu déçue qu'il soit parti sans me saluer. Je le reverrai bientôt.

 

 


 

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  • J'écris pour ne jamais oublier. L'embrasement de mes désirs comme la striction de mon cœur. Les trémulations vigoureuses de la vie et les coulées de silence de la mort. Tout, de plein fouet, avec la sensibilité qui est mienne et mon interprétation biaisée.
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