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D'astres en désastres
14 novembre 2014

C'est qu'elles contenaient des volontés homicides énormes et sans nombre.

Je devrais raconter ce qui s'est passé cette nuit là. J'ai peur de ne pas y arriver. Je ne suis pas sûre de vouloir ouvrir la trappe de la Cave. Je ne suis pas sûre de pouvoir la refermer avant que tous ses hôtes s'en extirpent vaillamment, rampant et suintant leur putréfaction dans les recoins sombres de mon esprit.

 

Je suis malade, mais je suis venue quand même pour la soirée. Pour voir tout le monde, puis parce qu'il aurait été déçu que je ne vienne pas. Ça ne va pas fort entre nous en ce moment, alors je fais un effort. Je me suis même faite toute belle : j'ai choisi une tenue qu'il aime, je me suis maquillée, j'ai mis de jolis sous-vêtements.

Les copains sont là, tout heureux de se voir. Je suis épuisée malgré les médicaments, mais j'aime entendre toutes ces conversations, les rires, le tintement des verres. Je finis par m'allonger sur des coussins par terre, ne tenant plus assise, la tête posée sur la cuisse de mon choupi. Il passe sa main dans mes cheveux, sur mon épaule. Je songe que ce moment tendre nous rapproche un peu. Ça va aller mieux, bientôt. Une fois qu'il aura passé son entretien pour son année sabbatique, et surtout une fois que je pourrai de nouveau faire l'amour avec lui. Cinq mois qu'on ne peut plus, mais cette fois le traitement a marché, je suis en train de guérir. Tout rentre dans l'ordre. On a commencé à préparer notre road-trip de cet été. On a trouvé un accord viable concernant notre relation et les autres. Il a arrêté de fumer pour prouver qu'il peut être fort dans sa tête quand il prend une décision importante. Il révise son anglais à la bibliothèque avec moi le samedi. Il suit même les articles du journal Le Monde sur son téléphone pour trouver des sujets desquels parler avec moi, le dimanche soir.

Je m'ennuie toujours le dimanche soir. Deux jours avec lui, et je me lasse. Sa tête n'est pas assez pleine pour tenir deux jours de conversation en tête-à-tête avec moi. De conversation intéressante, je veux dire – et comme je me sens cruelle de penser ça ! On finit par tourner à vide de sens, alors que j'ai tant besoin de stimulation intellectuelle. Ses discours sont souvent trop creux, trop convenus, trop pré-pensés par toute la classe ouvrière. Il répète ce qu'il a entendu comme un enfant encore incapable de sens critique. Il ne réfléchit pas par lui-même. J'essaie de lui inculquer la libre-pensée, le discernement entre ce qu'on lui dit de croire depuis toujours et ce qu'il croit profondément être vrai, mais il se braque très vite. Par honte, par vexation. Parce que je ne sais pas y faire, aussi. Je ne m'y prends pas comme il faut, mais ses erreurs me paraissent tellement aberrantes à notre âge ! Comment peut-il tomber si facilement dans la fainéantise intellectuelle, sauter à pieds joints dans un courant d'idées sorti de la bouche des autres et qu'il n'a jamais soumis au filtre de son propre jugement ?

Je n'arrive pas à m'enlever de la tête que ce vide verbal entre nous, c'est ce qu'il reste une fois qu'on a enlevé le sexe, les disputes et la traditionnelle conversation sans fin sur notre relation et ce qu'on ressent tous les deux. Maintenant qu'on ne baise plus et qu'on ne s'engueule plus, on fait rapidement le tour des sentiments de l'un et de l'autre, et on n'a plus rien à se dire. Et cette idée me fait si peur que je n'en ai parlé à personne. Parce que quoi qu'il fasse, malgré tous ses efforts, nos efforts, je m'ennuie toujours le dimanche soir.

 

Ma tête appuyée sur sa cuisse, sa main dans mes cheveux, l'ambiance chaleureuse de la soirée avec les copains. Tout va bien. Ou plutôt, tout va mieux.

Je vais me coucher vers minuit, l'invitant à poursuivre la fête sans se préoccuper de moi, il me rejoindra quand tout le monde sera parti. Adrien n'est là que pour quelques jours, qu'il profite donc de son meilleur ami !

 

L'aube, le soir ou la nuit. Cette fois, ce sera la nuit.

 

Cinq heures du matin. C'est la troisième fois que je suis réveillée par la musique qui beugle au salon. Il vient probablement de monter le son, pour que ça m'extirpe encore du sommeil. La première fois, je me suis forcée à me rendormir, songeant qu'il abusait un peu mais en même temps, il était content de voir Adrien. La deuxième, je trouvais justifié de lui faire une réflexion le lendemain. La troisième, je suis excédée. Je suis malade comme un chien depuis deux jours, il le sait fort bien, je me suis traînée jusqu'ici pour lui faire plaisir alors que j'aurais préféré rester bien au chaud dans mon lit, à dîner d'une petite soupe devant une série télé ; je le laisse profiter de ses copains sans jouer la petite amie chiante qui veut qu'il vienne dormir avec elle pour la réconforter, et il n'a même pas la décence de baisser sa putain de musique pour que je puisse dormir !

J'essaie d'enrayer la rage, en vain. Je suis à bout. Je me lève brusquement, enfile mon haut de pyjama et sort de la chambre. Dévalant les escaliers, je vois tous les regards se tourner vers moi. Adrien, Yannick, Max, Shulan. Yannick. « La prochaine fois que tu comptes foutre la musique à donf jusqu'à 5h du mat', tu me préviens, histoire que je rentre dormir tranquille chez moi ! »

Le ton, surtout. Un ton haineux. Personne ne bouge, stupéfiés par cette apparition. Je remonte aussi sec les escaliers, et entends un rire. Le feu aux poudres. « Ça te fait rire, connard ?! ». Le rire s'étrangle sous un coup de coude, puis la voix blanche de Yannick « Non ». « Et tu dors sur le canapé ! ». Je claque la porte et la ferme à clef, me recouche. La musique s'éteint.

Tout aurait pu s'arrêter là. Il aurait suffi qu'il me laisse dormir, enfin ; qu'il écrase le temps que je sombre dans le sommeil et qu'il fasse amende honorable le lendemain, s'excusant pour sa connerie et admettant qu'il a poussé loin. Est-il ici, le moment-clef ? Ou était-il bien avant, quand il aurait fallu baisser le son par respect pour moi, ou la minute précédente, quand il aurait pu s'excuser aussitôt s'il n'avait pas été ralenti par l'alcool, ou franchement plus tôt, quand j'aurais dû rester chez moi à dîner dans mon lit devant des séries télé ? Etions-nous condamnés à en arriver là, ou avons-nous à chaque fois fait le mauvais choix ?

Je commence à me rendormir. Des coups frappés à la porte m'obligent à rouvrir les yeux, encore, ce n'est pas possible, je ne vais jamais pouvoir dormir ! Il veut venir dormir avec moi. Je le renvoie méchamment vers le canapé. « Mais c'est ma chambre ! Allez, laisse-moi entrer... ». Il insiste, et je sais que les gens ivres ont la même ténacité sans borne et inconsciente que les chats miaulant devant une porte pour qu'on leur ouvre. Je me lève, les mains tremblantes de colère, qu'il ferme sa gueule putain ! J'ouvre la porte. « Ouais, c'est ta chambre, moi je vais dormir sur le canapé. » d'un ton glacial. Je redescends l'escalier, Yannick sur mes talons, pour trouver Adrien en train de se coucher, les deux autres me regardant bêtement. Ça fuse dans ma tête : Adrien dort là, je ne vais pas dormir avec Adrien, je ne vais certainement pas dormir avec Yannick, j'en ai ras-le-cul je rentre chez moi. Demi-tour, « Non en fait je vais aller dormir chez moi », je remonte l'escalier – c'est à n'en plus finir. Je ramasse mes affaires dans la chambre et m'habille en de grands gestes rendus maladroits par l'irritation et la fatigue.

Yannick me parle, je n'écoute pas un mot de ce qu'il dit. Je ne le regarde pas. Je ne lui réponds pas. Il veut m'empêcher de m'habiller, je le repousse en lui ordonnant de me lâcher. Il bataille un peu, puis abandonne. J'attrape mon sac. Il recule.

Il se met dos à la porte, et la ferme à clef.

Une enclume faisant dérailler toute la chaîne de mes rouages mentaux. Il a fermé à clef à clef il m'a enfermée comme hier il avait promis de ne jamais recommencer il recommence je ne peux pas sortir il décide où est la frontière elle vient de bouger elle n'était pas là avant personne n'a le droit de restreindre mes libertés je ne suis plus libre il m'a menti !

La doublepensée ne fonctionne plus depuis des lustres. Ce n'est pas ma faute.

Je m'avance vers la porte, il s'interpose, me demande de rester. Non, ce n'est pas ça. Il me dit « On va se coucher, on va dormir ». Ne regarde pas ce que je fais et va te coucher ma chérie. Ferme les yeux sur ma belle ingérence. Donne-moi le droit de déplacer la frontière autant que je veux et prétends que tu ne l'as pas vue bouger.

Il avait dit qu'il ne le referait plus jamais. Il avait dit que c'était un accident, un élan possessif qui l'avait dépassé mais qui était contextuel, il ne savait pas pourquoi il avait fait ça et il s'en voulait de m'avoir fait peur, il ne voulait pas, il voulait juste qu'on se parle. C'était hier, hier seulement, on en a parlé cet après-midi même, il a promis, et déjà il prouve qu'il a menti.

Je ne suis pas à lui, je ne lui appartiens pas, il n'a pas le droit de m'enfermer !

Et derrière toute cette rhétorique, la réaction brute de l'animal mis en cage : le cœur qui s'emballe, les tempes battantes, ma respiration précipitée, mes muscles tendus. La panique me fait trembler des pieds à la tête. La peine indicible, que ce supplice me soit infligé par la personne que j'aime, me fait monter les larmes aux yeux.

Ma claustrophobie est toute particulière. La pièce ne me semble pas se rétrécir, les murs ne se rapprochent pas, je ne manque pas subitement d'air. Je n'ai pas peur de mourir ici, écrasée ou d'asphyxie. C'est dans ma tête que je suffoque. J'ai peur de ne plus jamais pouvoir sortir d'ici, d'être emprisonnée, coincée pour toujours dans cette situation que je cherche à fuir. J'ai peur de ne plus rien décider et de subir.

Ça déraille. « Laisse-moi sortir, t'as pas le droit de m'enfermer ! ». Il me bloque l'accès à la porte, répétant « Attends, mais pourquoi tu fais ça, c'est bon on se couche ! ». Je ne l'entends plus. Il n'y a que cette porte, fermée à clef, fermée de force, par celui en qui j'avais confiance, il m'a trahie, il m'a menti, il me fait du mal, il faut que je sorte de là.

Je ne me rappelle pas des détails de ce qui va suivre. Je ne saurais même pas dire combien de temps a duré chaque séquence, je ne revois que l'heure à laquelle je me suis réveillée à cause du bruit, et l'heure à laquelle je me suis couchée dans mon lit, aux alentours de 6h45 du matin. La panique m'a fait oublier nombre de choses, ne fixant dans ma mémoire que celles qui m'apparaissaient vitales sur l'instant.

Il refuse que je m'en aille. Il ne s'excuse pas, à aucun moment, au contraire il m'accuse de sur-réagir. Son cerveau embué par l'alcool semble ne plus rien analyser, il répète inlassablement les mêmes phrases sans en démordre, probablement même sans se rendre compte du fait qu'il tourne en boucle.

Je ne cède rien, sachant pertinemment que je n'ai plus affaire à quelqu'un en pleine possession de ses moyens, mais à un homme bien plus costaud que moi rendu buté et stupide par l'ivresse. Je tente de le faire m'obéir en usant d'un ton infantilisant et de gestes de maman qui gronde son fils. « Yannick tu arrêtes, t'as pas le droit de faire ça, tu ouvres cette porte. » Aucun effet. Et ce masque de parent calme qui rappelle l'enfant à l'ordre ne tient pas plus d'une demi-minute. Il se craquelle déjà, les sutures lâchent.

J'essaie de le pousser de devant la porte, il campe sur ses positions et me repousse violemment. Chaque tentative d'atteindre la clef fichée dans la serrure se solde par une bourrade de plus en plus robuste, je manque tomber plusieurs fois.

Je me mets à lui hurler dessus. Des accusations, des supplications, des ordres, n'importe quoi tant qu'il ouvre cette foutue porte. Je l'entends me répondre sur le même ton, et à la fois j'ai à peine conscience du fait qu'il me parle. Tout ce que je comprends, c'est qu'il m'enferme avec lui pour m'obliger à faire ce qu'il veut, comme un vulgaire animal qu'on dresse à coups de bâton. Je suis ton maître, tu m'obéis. Le reste n'est que vacarme.

Papa aussi criait comme ça, si tu crois que ça m'impressionne. Le bruit et la fureur, c'est mon domaine.

L'envie de cogner me crispe les poings. Mais je ne peux pas faire ça, pas à lui, pas sur ce beau visage que j'aime tant, ces cicatrices de piercings sous la lèvre, ces yeux marron clair, mais je ne leur ai jamais vu ce regard... ou plutôt si, je l'ai vu hier, et je pensais ne plus avoir à y faire face avant longtemps. Un regard fou, terrifiant parce qu'il ne semble pas voir ce qui se passe, un regard qui n'arrive pas à se décider entre le désespoir, la colère et le déni. Hier, putain, je l'ai vu hier, je l'ai vu me regarder comme s'il me haïssait pendant que sa bouche affirmait qu'il m'aimait et que tout irait bien, je l'ai vu m'accuser de lui faire du mal tout en me demandant pardon, me serrer les poignets jusqu'à me faire mal, et se mettre à chialer quand je lui ai dit qu'il me faisait peur. C'était seulement hier, comment ai-je pu être aussi naïve, les monstres ne changent pas, et ce que j'ai vu est bien là, tapi dans mon Yannick, attendant le moment propice pour me dévorer. Si je ne m'en vais pas, si je cède, j'irai me coucher et plus rien n'y paraîtra demain, et il saura qu'il lui suffit de m'enfermer pour que je reste avec lui, je ne pourrai plus jamais partir, plus jamais. J'aurai courbé l'échine la première fois puis toutes les autres, je subirai ma vie en bon chien-chien docile, craignant que mon maître ne s'énerve, jusqu'à ce que je m'ouvre les veines un beau jour pour enfin choisir quelque chose. Je ne veux pas, je veux être libre, je n'ai pas quitté une prison pour tomber dans une autre, plutôt crever !

Je ne crains ni les cris ni les coups et je veux sortir SORTIR JE VEUX SORTIR

Je ne sais plus s'il ouvre la porte ou me laisse le faire, ou si je force le passage. Je franchis le seuil dans un torrent d'adrénaline, c'est fini, je suis libre, je

Il m'agrippe par le bras et me projette dans la salle de bain, s'y engouffre à ma suite, et verrouille la porte. Non non NON T'AS PAS LE DROIT LAISSE-MOI PARTIR

Une explosion de rage qui se réverbère à l'infini entre les parois de mon crâne.

Je me jette sur lui, il m'immobilise en m'attrapant les poignets et me maintiens à distance. Je me débats, lui hurle de me lâcher, l'insulte, fonds en larmes, le supplie, tout à la fois. Plus je me contorsionne, plus il resserre sa prise. Les minutes passent, mes bras endoloris jusqu'aux épaules sont irrémédiablement soumis à sa poigne de fer.

Comment peut-il, comment peut-il pleurer et me supplier d'arrêter, dire que c'est moi qui l'oblige à faire ça, qu'il suffit qu'on aille se coucher et on n'en parlera plus, alors qu'il me fait mal, me fait peur, il me séquestre et m'empêche de bouger, il est fou !

Je réussis à me dégager un instant et lui assène un coup de poing dans le ventre. On pourrait croire que j'y mets toute l'énergie du désespoir, que dalle, je ne peux pas lui faire de mal, je ne peux pas. Il ne vacille même pas, ses yeux s'ouvrent grand sous la surprise et il se remet à chialer de plus belle en demandant comment je peux lui faire ça. Il dit que lui ne pourra jamais me faire de mal, comme s'il n'était pas en train de m'en faire, comme si tout était normal, comme si rien de ce qui se passe n'atteignait son cerveau.

J'appelle à l'aide, j'appelle Max, qu'il fasse quelque chose, qu'il enfonce la porte, n'importe quoi, ne me laisse pas, il n'a pas le droit de me faire ça !

Il frappe à la porte en demandant à Yannick de se calmer, d'un ton incertain, troublé par l'alcool et comme s'il ne croyait pas ce qu'il entend, non il n'y croit pas, Yannick ne peut pas faire ça, c'est un malentendu. Il insiste, mes cris à travers la porte doivent bien l'alarmer. Yannick déverrouille la porte, elle s'entrouvre, je vois le monde du dehors, je vois Max essayait de raisonner son colocataire, puis la porte se refermer d'un coup d'épaule et il tient mes poignets à une seule main pour refermer le loquet, non pas ça pas encore pitié, c'est un cauchemar, laisse-moi sortir pitié laisse-moi sortir !

Cette salle de bain est minuscule et je peux à peine bouger, j'ai peur de ce qu'il va me faire, peur qu'il me tabasse et qu'il me tue, ici, dans cet enfer exigu, mon crâne en miettes contre le rebord du lavabo, qu'est-ce qu'on va dire à ma mère ? Je suis désolée maman je ne savais pas, je ne savais pas qu'il était comme ça, tu vois j'aime toujours n'importe qui, peut-être que c'est ma faute pour de vrai. J'aurais dû partir hier, mais je crois toujours les beaux-parleurs, je n'ai pas grandi, je crois toujours qu'il n'a pas fait exprès et qu'il ne le refera pas, parce que je suis faible et que je ne veux pas admettre que j'aime un connard, comme l'autre ; et voilà ce qui arrive aux gens faibles : on leur éclate la gueule dans des salles de bain pour qu'ils arrêtent de hurler.

Il ne faut jamais supplier. Jamais montrer qu'on a mal. Sinon il gifle encore, parce qu'il n'aime pas les enfants qui geignent.

Je ne sais plus comment je me retrouve de l'autre côté de cette porte, dévalant les escaliers en tremblant, je crois qu'il a fini par céder, je ne sais plus très bien. En bas les trois autres sont là, nous dévisageant. Max a presque l'air sobre, comme si la scène l'avait fait décuver. Je me précipite sur mes chaussures, putain pourquoi j'ai pris des chaussures aussi longues à mettre, je n'arrive pas à les lacer, dépêche-toi, le vent tournera bien vite et la porte se refermera à nouveau, je ne suis pas encore dehors.

Il est entre moi et la sortie mais la porte est grande ouverte et il y a du monde, il ne peut pas m'enfermer devant tout le monde, il n'osera pas, ils feront quelque chose. Les autres, je les vois parler mais je ne les entends pas à travers l'épais brouillard de frayeur qui occupe toute ma tête. Je suppose que c'est cela que ressent un rat quand le bateau coule : cours, les eaux montent, elles t'engloutiront tout entier si tu ne cours pas assez vite, enfuis-toi, nage s'il le faut, mais pars d'ici. Pars vite, va loin et reviens tard, comme ils disaient. L'enfer est ici alors barre-toi.

Ça y est j'ai réussi à mettre mes chaussures, heureusement elles ne sont pas à talons, j'enfile mon sac à dos et attrape une poche d'affaires à moi – pourquoi je prends cette poche ? Je perds du temps !

Je me dirige vers la sortie avec toute l'insolence dont je suis capable, et quand il tente de m'empêcher de partir en me barrant l'accès aux escaliers, je bataille quelques secondes puis l'y pousse sans vergogne.

Mais je suis faible, je l'aime et j'ai du remord : le voyant perdre l'équilibre, je crains qu'il ne bascule par-dessus le muret – ce muret trop petit qui me fait toujours imaginer de dramatiques histoires de chutes mortelles – et je le rattrape par la manche. Trop tard. Il tombe lourdement dans les escaliers, mais ne risque pas de passer par-dessus bord. Il dévale les deux étages avec une lenteur grotesque, chute interminable et pesante ponctuée de petits cris de douleur, donnant à l'ensemble des allures presque comiques. Je m'élance à sa suite, l'enjambe je ne sais plus où, probablement tout en bas, et me précipite vers la porte de sortie – c'est la dernière porte, il n'y en a plus après, plus de porte à fermer à clef pour m'emprisonner avec lui, rien que des rues sans porte et sans verrou.

Je prie pour qu'il se soit brisé les reins, explosé le crâne, peu importe, qu'il ne se relève pas avant que je sois loin !

Le sol détrempé m'oblige à marcher prudemment, mes chaussures glissent, si je cours je vais tomber et il sera sur moi avant que j'aie le temps de me relever. Pourvu qu'il soit resté là-bas, assommé, perclus de douleur, incapable de me poursuivre, que ça s'arrête, je n'en peux plus, je veux rentrer chez moi.

Il m'appelle, et sa voix se rapproche. Ce n'est pas possible. C'est un rêve, non, un film, voilà, je suis poursuivie par Jack Torrance et son sourire dément. Il ne me laissera jamais partir. C'est fini, à quoi bon même essayer de courir ? Il me rattrapera. Je ne pourrai jamais m'en aller et je me vois la gueule en sang, les yeux au beurre noir et la lèvre fendue, chouinant à ses pieds devant une porte fermée. Il me brisera peut-être quelques côtes en plus pour ça, on n'aime pas les enfants qui geignent.

Pourquoi je ne cours pas ? Pourquoi j'ai si peu d'instinct de conservation ? Quelle idiote.

Mes jambes ne sont pas très stables, aussi. J'aurais cru qu'en pareilles circonstances, la trouille me donnerait des ailes. Que dalle.

Il m'attrape par le bras. Cette guerre-ci m'éreinte. Peut-être bien que je vais la perdre finalement.

Un homme passe dans la rue. Je l'interpelle désespérément, en vain. Ses écouteurs et sa volonté de ne pas se mêler au trouble sont plus forts que mes invectives d'une voix blanche. Au moins je grapille quelques mètres, Yannick n'ose rien faire devant témoin. L'homme s'éloigne, et tout recommence. Immobilisée par les poignets, gigotant ridiculement en tout sens sans réussir à me dégager, prisonnière. La litanie des accusations, des pleurs, des supplications. Le bruit et la fureur, encore. Je suis épuisée.

À force de lui hurler de me lâcher, il me lâche. Pour que j'arrête de lui crier dans les oreilles. Mais si j'esquisse le moindre mouvement, il reprend la contention physique. Merveille de conditionnement. Un acte, une conséquence négative. En combien temps m'a-t-il dressée à ne pas bouger ?

Au moindre pas que je fais, il se décale de concert, et me fait revenir à ma place. Il n'a pas besoin de porte en fin de compte, il est un mur à lui tout seul. Un mur qui répète « Pose-toi, on va discuter, pose-toi ! » à l'infini. Comme si de rien n'était. Asseyons-nous là, papotons un peu, et je me rendrai compte que tout ça n'est qu'un malentendu, un vilain quiproquo ! Nous irons nous coucher et demain nous rirons de cette comédie burlesque ! Ha ha, l'acte deux, dans la salle de bain, sera vraiment un excellent sujet de plaisanterie pour nos dix prochaines années de vie commune ! Comme nous nous étions emportés par erreur, tu te rappelles chéri ? Dire qu'il a suffit que nous discutions tranquillement dehors pour que tout s'éclaircisse et que nous réalisions l'ampleur de notre bêtise !

Je disjoncte.

Ce n'est pas comme dans les films. Il n'y pas de musique dramatique, pas de travail des couleurs, de jeu de caméra. Il ne pleut même pas. La nuit n'est ni glaciale ni dotée d'une aura de mystère, les réverbères ne diffusent même pas une lumière blafarde. Il n'y a que nous, moi et le monstre que j'ai aimé, nous battant comme des chiens en pleine rue, dans le silence indifférent d'une nuit comme les autres, sous un éclairage banal. Rien que de la violence ordinaire.

Après quelques minutes, ma dernière barrière mentale saute. J'ai les mains libres cette fois. Je le gifle, d'abord. Ça fait comme un déclic. Pour lui aussi, je crois, à son regard étonné. Un coup de poing, ensuite, en pleine figure. Ce n'est pas comme ça qu'il faut frapper pour faire mal. Mais je n'arrive pas à frapper fort, ni à porter le moindre coup dont je sais qu'il est douloureux. Un risible direct bras avant, freiné par ma culpabilité face à ce doux visage que j'aimais tant. À d'autres, je collerais un uppercut avec suffisamment d'élan pour dessouder une mâchoire, ou un coup de genou fallacieux qui m'arrogerait un délai de fuite correct. Mais pas à lui. Je ne peux pas lui faire ça.

Un coup de sac dans la tête, aussi. Je ne l'aurai pas embarqué pour rien. Je prends mes jambes à mon cou, sachant pertinemment que je n'ai aucune chance de l'avoir à la course, mais que faire d'autre ? Il me rattrape aussitôt, et m'éclate contre le mur pour stopper ma course. Je suis terrorisée à l'idée qu'il me rende mes coups au centuple, en une vengeance aveugle qui me réduirait en bouillie. Roulée par terre dans une mare de sang, la gueule fracassée, brisée de partout, gisant là sans personne pour m'aider.

Mes appels au secours sont restés sans réponse, et les autres sont partis. Max, Shulan, Adrien. Ils étaient là pendant de longues minutes, assistant à la scène sans intervenir. Je n'aurais pas pu, moi, regarder ça froidement. Je n'aurais pas pu regarder quelqu'un me supplier de l'aider, et ne rien faire. Ils ont finis par partir, probablement lassés du spectacle. J'ai espéré à un moment qu'ils soient remontés pour appeler les flics. Puis j'ai réalisé que c'était stupide : ils auraient pu le faire avec leurs téléphones portables. Non, ils sont simplement rentrés se terrer dans leur ignoble indifférence sans se soucier que je crève là.

Je les hais. Ma voix se brisait sous les sanglots tandis que je hurlais à Max de venir m'aider, de l'arrêter, s'il te plaît, pitié, il a pas le droit de me faire ça, pitié Max, et il est parti. C'est le seul qui était assez costaud pour lutter avec Yannick, et il a préféré le laisser me faire ça.

Je me prends le mur d'en face à ma tentative suivante, et son bras écrase ma gorge pour me dissuader de repartir. Le manque d'air. Ma pire phobie. L'idée seule de l'asphyxie à venir me tétanise immédiatement, j'ai déjà la sensation d'étouffer, je vais mourir, je vais mourir !

Il abaisse son bras vers mes épaules, je m'affaisse comme une poupée de chiffon. Derrière lui, un cycliste passe, le regard braqué devant lui pour bien montrer qu'il ne nous voit pas. Je n'ai même plus la force de l'appeler, je sais qu'il ne viendra pas. Personne ne viendra. Yannick peut bien me faire ce qu'il veut, personne ne répondra à mes appels au secours.

Comment tu peux me faire ça, mon amour ? Comment tu peux me détruire au point que je ne tienne plus debout, et me dire « Voilà, assieds-toi, on va discuter » ? Comme s'il ne me voyait pas. Comme s'il ne voyait pas les torrents de larmes sur mes joues, les stigmates de striction rouges et brûlants à mes poignets, mon regard abasourdi qui ne se fixe plus sur rien tant ma tête est vide.

Je voudrais que ça s'arrête. Je voudrais que ça n'ait jamais eu lieu, que tout ça ne soit qu'un cauchemar, que je me réveille pour trouver mon choupi endormi à côté de moi, et venir me lover dans ses bras pour qu'il me console de ce mauvais rêve. Qu'il me dise qu'il ne pourrait jamais me faire une chose pareille. Il m'aime, il ne me fera jamais de mal.

Mais la réalité est là, contre ce mur, mon dos endolori par les chocs et mes muscles endoloris par la tension, mes yeux pleins de larmes, mes mains tremblantes, ma tête et mon cœur en mille morceaux. Comment ai-je pu en arriver là, à cette interminable nuit de séquestration et de violence, à regarder un pan entier de ma vie partir en fumée et à patauger dans les cendres jusqu'à l'asphyxie ? Est-ce que personne ne l'arrête parce que c'est ma faute ? Est-ce que je mérite de crever ici, de la main de celui que j'aime ? Je n'aurais pas dû lui faire confiance. Je me suis laissée endormir par ses airs de gentil garçon qui ne ferait pas de mal à une mouche. C'est ma faute, oui, d'avoir voulu croire que ces choses-là étaient pour moi. Les soldats appartiennent à la guerre, après tout, pas aux beaux jours heureux coulés avec son amour du moment. Puis on n'échappe pas à son conditionnement, bonjour papa, tu me manquais.

Les autres reviennent. Je quémande leur aide d'une voix si faible qu'ils ne doivent même pas l'entendre, au moins n'auront-ils pas besoin de feindre la sourde oreille cette fois. Je leur mâche le travail.

La rage ne m'a pas quittée, mais l'espoir si. J'ai déjà perdu. Je suis ravagée en dedans. Ne reste qu'à désarticuler ce tas de chair sans âme, et ce sera réglé pour de bon.

Je ne sais plus comment ce supplice se termine. Un énième accès de fureur, Yannick qui baisse enfin les bras ou Max qui l'éloigne de moi de force. Peut-être les trois. Je ne m'en rappelle plus. Il était déjà trop tard.

Je marche vers le tram, me retournant sans cesse en un tic apeuré pour voir si Yannick me poursuit encore. Parfois Max le ceinture, parfois non, parfois il s'avance vers moi et j'accélère le pas en priant intérieurement qu'il s'arrête. Je ne supporterais pas un assaut de plus.

Il ne pleut toujours pas et la nuit est toujours aussi banale. Yannick est à genoux sur les dalles détrempées de la rue, à me supplier de revenir. Je lui avais hurlé plus tôt de me laisser partir ou bien il ne me reverrait plus jamais, je m'en irai de force et plus jamais il n'entendrait parler de moi. La dernière image que j'ai de lui, est celle d'un homme terrassé de chagrin criant mon prénom d'une voix brisée. Et bien que ce souvenir me fende le cœur, il ne me fera pas oublier le monstre que j'ai vu.

Je rejoins le tram avec la peur au ventre, craignant à chaque seconde qu'il ne surgisse de la rue pour me traîner jusqu'à chez lui et m'y enfermer à nouveau, je n'aurais pas la force de chercher à me libérer. Je tremble et pleure depuis si longtemps que je ne m'en rends même plus compte. Je panique au moindre bruit de pas et jette en permanence des regards par-dessus mon épaule. C'est donc cela, un état d'hypervigilance. Comme les paranos et les PTSD.

Le prochain tram est dans trop longtemps, je ne peux pas rester ici, il pourrait revenir. Je marche le long de la ligne, d'un pas vigoureux et agité, fuyant l'enfer de cette dernière heure. Soudain j'entends quelqu'un courir vers moi, je sursaute, c'est Shulan.

Je ne veux même pas raconter ce passage-là tant il est à vomir. Sa considération puante généreusement offerte une fois que tout est fini, après qu'elle m'ait regardée crever de trouille sans scrupule, quémandant une approbation morale à son comportement ! Non je ne t'excuserai pas, et non je ne te dirai pas que tu ne pouvais rien y faire, que ce n'est pas de ta faute, parce que c'est faux ! Tu ne vaux pas mieux que tous les connards qui m'ont vue terrorisée, appelant à l'aide, et qui n'ont rien fait ! Tu es même pire qu'eux tous, parce que tu viens maintenant laver ta conscience en cherchant mon pardon, les autres au moins ont la décence de croupir dans leur honte !

Elle m'accompagne contre mon gré, cherche à me faire réagir et obtiens juste de manquer se faire frapper lorsqu'elle m'attrape par le bras. NE ME TOUCHE PAS ! Je n'entends rien de ce qu'elle dit, ma tête résonne de « Cours, cours, rentre chez toi, là-bas tu seras en sécurité, tu ne l'es pas encore, cours ». Il pleut maintenant, je suis trempée, transie de froid. Je m'arrête à Palais de Justice, et attend le tram avec une angoisse grandissante. Et s'il était dans le tram ? S'il avait changé d'avis, s'était précipité à ma suite, et avait eu l'idée de sauter dans le premier tram du matin tout comme moi pour être sûr de me rattraper ? Je n'arrive pas à m'arrêter de pleurer.

Le tram arrive. Je cherche anxieusement du regard le visage de mon amour, mon horrible amour, mais ne le vois pas. Je monte dans la rame avec la crainte qu'il surgisse une fois les portes fermées, encore d'autres portes fermées que je ne pourrai pas ouvrir. Non, il n'y est pas. Je m'assois, Shulan à mes côtés. Je ne lui réponds pas, ne la regarde pas. Elle existe à peine pour moi. Elle s'excuse de m'avoir bousculée tout à l'heure, de m'avoir traitée de lâche quand j'ai refusé de lui parler. Je me fous de tout ce qu'elle dit. Je ne pense qu'à ma maison, ma chambre en sécurité derrière ces murs épais, il ne pourra pas rentrer, non il ne pourra pas, il ne pourrait pas forcer la porte d'entrée.

Elle me demande mon téléphone pour répondre à Max, je le lui tends sans un mot. Je ne veux plus rien savoir de ces gens. Je les hais.

Le trajet me semble affreusement long, ma tension interne ne redescend quasiment pas. Je sors enfin de la rame et marche vers mon chez-moi, là où personne ne peut me faire de mal. J'arrive enfin, ne réponds pas aux mots de soutien de Shulan et claque rapidement la porte derrière moi, avant de fermer le verrou à double tour.

Je croise mon colocataire qui part bientôt au travail, lui dis entre deux sanglots que si Yannick vient il ne faut surtout pas lui ouvrir, et marche vers ma chambre d'un pas instable. Je me couche, et m'effondre.

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D'astres en désastres
  • J'écris pour ne jamais oublier. L'embrasement de mes désirs comme la striction de mon cœur. Les trémulations vigoureuses de la vie et les coulées de silence de la mort. Tout, de plein fouet, avec la sensibilité qui est mienne et mon interprétation biaisée.
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