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D'astres en désastres
11 novembre 2014

Je suis Winston Smith

 

Cause it was not your fault but mine, and it was your heart on the line, I really fucked it up this time, didn't I my dear ?

[Mumford and Sons – Little Lion Man]

C'est sa faute pourtant maintenant. J'ai écouté cette chanson tant de fois en me demandant ce qui n'allait pas chez moi. Beaucoup de choses, mais aucune qui pouvait nous séparer pour l'instant. Ça n'allait pas pour le mieux, mais ça allait.

Comment en est-on arrivé là ?

Comme tout peut basculer sur une seule action. Un chemin pris et nous voilà foutus, la pente est trop raide pour qu'on la remonte, on s'agrippe follement et puis on tombe. On choit dans cette version des choses qui mène à l'enfer, celui où les amours se brisent et où la douleur vient des autres. Que dis-je, la douleur vient toujours des autres.

Yannick ne ferait jamais de mal à une mouche. On ne connaît jamais vraiment les gens.

Les crises de nerf s'espacent. Mes mains ne tremblent plus, mes yeux sont aussi asséchés que les terres du Nouveau-Mexique, j'y serai bientôt. Je cloisonne tout ça dans la Cave des Traumatismes Assoupis, elle est déjà bien remplie. Des matériaux aussi instables ne doivent pas être exposés au grand jour. Ça vous explose à la gueule comme qui rigole, on a vite fait d'y perdre la paix de l'esprit. Ce qu'il y a, c'est les réactions en chaîne. Le dégagement d'énergie qui fait passer l'électron à une couche supérieure, et l'émission de deux rayons gamma de même énergie à 180°. Et ainsi de suite. Yannick entraîne Thierry aussi sûrement que la nuit fait suite au jour. Enfin, une nuit plus noire faisant suite à une nuit encore supportable. Ces ténèbres si épaisses qu'il vous semblait que vous ne reverriez pas votre bras dès lors que vous l'étendiez plus loin que le moignon de l'épaule... Il a fait pire que nous monter les uns contre les autres : il a déteint sur nous, de sorte qu'à chaque fois qu'on se voit, on le voit lui en filigrane. Eparpillé entre nous comme les morceaux de je ne sais plus quel dieu égyptien dans je ne sais plus quel fleuve. J'ai sa rage démente, Maëva son insécurité et son extraordinaire aptitude à faire les mauvais choix, Corentin son goût pour le mensonge et sa fainéantise. Pourquoi m'a-t-il fallu tant de temps pour comprendre la raison profonde de ma mésentente avec ma sœur ? Elle me crève les yeux désormais. Quand nous nous entre-regardons, nous le voyons lui. Superposons-nous tous les trois, et le tour est joué ! Nos défauts sont un supplice à l'autre, rappel permanent de ces années qu'on voudrait oublier, et ça remue dans la Cave. Ça se réveille. Passer du temps avec ses anciens compagnons de geôle, ça fait ressasser la grande époque. On se rappelle la terreur, le vacarme, l'oppression.

L'oppression. C'est ça le mot. Je n'étais pas « enfermée », j'étais opprimée, écrasée, ensevelie. On rejouait 1984 tous les jours à la maison. Thierry savait tout, voyait tout, il était la Police de la Pensée et le Ministère de la Paix, il était le Parti. Rien ne pouvait lui échapper, il n'y avait pas d'angle mort. On appliquait la doublepensée, « je n'ai rien fait mais c'est ma faute, c'est toujours ma faute, j'ai certainement fait quelque chose, oui j'ai fait quelque chose de mal et il a raison de me punir », et on oubliait aussi sec qu'on s'en était persuadé tout seul. Et la punition n'avait pas pour but de condamner un acte, mais de nous soumettre à nouveau à cette gymnastique de l'esprit pour que jamais nous ne cessions d'adhérer à la théorie selon laquelle Thierry a raison et j'ai tort, quoi qu'il arrive, dans toute circonstance. Les faits ne voulaient rien dire, ce qui comptait c'était l'interprétation. Partir du principe que l'erreur venait de nous, tout le temps, soit par une méconnaissance des règles, soit par une erreur de jugement concernant nos droits et devoirs, soit par une manigance quelconque qu'on aurait d'abord dissimulée sous le masque de nobles intentions.

Nos libertés étaient définies arbitrairement, et leurs limites ondulaient de jour en jour tout en ayant la consistance d'une règle immuable. Si l'on nous l'avait demandé, on aurait affirmé que la limite avait toujours été là, à ce point précis, aussi sûrement que l'Océania est notre ennemi depuis toujours. Bien sûr le lendemain la frontière se serait déplacée dans un sens ou dans l'autre, mais là encore, la frontière avait toujours été là, et si je l'ai outrepassée ce n'est pas par erreur suite à son changement, c'est par bravade. Une bravade qui me vaut une punition méritée.

Un fonctionnement familial puant, qui ne pouvait mener qu'au désastre. La doublepensée me devînt un processus impossible à perpétuer passé un certain âge, l'absurdité du système étant devenue trop flagrante à mes yeux désormais grands ouverts. Et la guerre ouverte commença. Presque sept ans de guerre avant que nous soyons libérés de son joug, et pas un jour de trêve, pas un jour sans m'opposer à lui subrepticement ou en pleine lumière, tantôt par de petites exactions à peine visibles, tantôt par un coup d'éclat flamboyant. Des années de résistance qui firent de moi un conquérant insatiable, perpétuellement en quête d'une frontière instable à repousser encore, d'une liberté de plus à s'arroger. Je guettais en permanence les mouvements de l'ennemi pour mieux pouvoir les contrer, et bien que je perdis nombre de batailles, ma volonté de poursuivre la guerre était d'airain. Céder n'était pas une option, je remontais à cheval et repartais à la charge avec la rage au ventre.

Ce sont ces années de combat qui me façonnèrent telle que je suis aujourd'hui, et ma pauvre tête tremblante en paie le prix fort. Je n'ai pas peur de me battre, certes, mais le soldat que je suis meurs d'ennui s'il n'y a pas de front à défendre. Je suis faite du même bois que ces conquérants historiques qui étendirent leurs frontières à l'infini, jamais rassasiés, n'imaginant pas un jour déposer les armes, car que faire à la place ? Comme ces jeunes soldats rentrés d'Afghanistan qui devenaient fous une fois rentrés, fous de tout ce rien autour d'eux et du vide dans leur caboche, la vraie vie était là-bas, au combat, à manquer mourir à chaque seconde et à rêver au jour où l'on rentrerait à la maison.

Je suis taillée pour la guerre, au point que les temps de paix me laissent étourdie, désœuvrée, abattue. La rage tourne et vire dans mes veines, cherchant une lutte dans laquelle se déverser. Et quand nul conflit n'a lieu autour de moi, je m'en invente un. C'est ça qui ne va pas chez moi. L'ennui me fait perdre la tête. Je ne la garde froide que dans le combat.

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  • J'écris pour ne jamais oublier. L'embrasement de mes désirs comme la striction de mon cœur. Les trémulations vigoureuses de la vie et les coulées de silence de la mort. Tout, de plein fouet, avec la sensibilité qui est mienne et mon interprétation biaisée.
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