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D'astres en désastres
24 juillet 2014

Chronique d'un échec annoncé #3

Le deuxième rendez-vous eu lieu la semaine suivante. Là encore, je vais en venir directement au moment clef.

Cela fait des heures que nous sirotons du planteur au Pavillon Noir. Nous en sommes à une bouteille chacune, et les effets se font sentir depuis longtemps déjà. La conversation s'est faite plus fluide et toute gêne s'est évaporée. Je suis assise tout près d'elle, prenant comme excuses la musique relativement forte et la nécessité d'être proche de la table basse où sont posés nos verres. Jusque-là, j'ai saisi la moindre occasion de l'effleurer, que ce soit en laissant traîner mon pied sur la trajectoire du sien ou en feignant de ne pas remarquer que nos épaules se touchent. Je songe à l'embrasser depuis longtemps, mais je n'ose pas. J'attends le bon moment.

Il est bientôt une heure du matin, et le « bon moment » risque fort de ne pas arriver. Tout en poursuivant la conversation, mon cerveau travaille en arrière-plan à exhumer les souvenirs de ma soirée avec Marine, où j'avais failli rater le coche à force d'attendre que l'univers m'envoie un signe. La leçon que j'en avais tiré alors était qu'il ne fallait pas attendre une occasion, mais la créer. Pour Marine, j'avais dû non seulement parler de l'éventualité de rater le dernier tram mais aussi lancer l'idée de peut-être dormir chez elle, si vraiment je n'avais plus de moyen de rentrer.

Pour Marion, j'ai beau chercher une bonne introduction à ce laïus délicat, rien ne se présente. Aucun angle d'approche, et l'idée de mentionner le fameux dernier tram me paraît équivalent à me tirer une balle dans le pied. Au vu de notre première soirée, elle ne compte pas faire le premier pas vers moi.

Ma mémoire embrumée par l'alcool me fait défaut sur certains points, comme cette phrase lancée par quelqu'un d'une table voisine et qui concernaient les « deux filles assises là-bas ». Qu'a-t-on dit sur nous, qui m'ait motivé à sauter le pas ? Il me semble qu'il était question d'intercepter un jeune homme s'apprêtant à nous aborder, mais rien n'est moins sûr. Ce sur quoi ma mémoire ne me fait pas défaut en tout cas, c'est ce qui s'en est suivi : je me retourne vers Marion, nous échangeons un sourire, et je l'embrasse.

J'avais oublié comme c'est différent, d'embrasser une fille. C'est doux, tout lisse et délicat. Ça ne picote pas.

Elle me rend mon baiser avec une certaine timidité au début, une pudeur que je n'ai plus depuis longtemps. Comme une première fois. On ne sait pas trop quoi faire, ni comment, on tâtonne, et à force, on se prend au jeu. En quelques minutes, de réservée, elle devient entreprenante, s'avançant vers moi quand je m'éloigne poliment. Ma main sur sa joue repousse ses longs cheveux noirs, se faufile vers sa nuque, le col de son t-shirt, son épaule. Je n'irai pas plus loin, pas question d'aller taquiner les limites avec elle. Le lien de confiance entre nous est trop grêle, il me claquerait entre les doigts si j'en demandais trop.

Je n'en reviens pas, qu'elle réclame de poursuivre. Ça me paraît tellement invraisemblable... Cette fille, héroïne de mes fantasmes depuis des mois, ne veut pas arrêter de m'embrasser. Un premier baiser qui dure des dizaines de minutes, comme si chacune craignait qu'en l'interrompant, la réalité nous rattrape et fasse passer à l'autre l'envie de flirter.

Bien sûr au début je me dis que je pourrais rester là pour toujours, mais au fur et à mesure... il faut bien reconnaître que ce baiser n'est pas le meilleur du monde, c'est surtout l'idée d'embrasser une fille qui est excitante. L'idée, et la passerelle que ça constitue vers un autre genre de rapprochement. Au fond c'est bien ça, qui me plaît. Ce qu'il pourrait y avoir après. Le baiser en lui-même, je m'en suis lassée en quelques minutes, mais la possibilité d'obtenir plus de faveurs en persévérant me retient de mettre un terme à celui-ci. Sans compter que ça pourrait être le seul et unique avant qu'elle me plante là en réalisant que tout ça est une erreur, et alors je m'en voudrais tant de n'avoir pas plus profité de ce moment !

Une demi-heure, je crois. Jusqu'à atteindre le point où ça me semblait long. Il est encore temps de prendre le tram, le dernier. Comment lui suggérer de m'inviter, ou de venir chez moi, sans la faire fuir ? Je ne trouve aucune façon subtile de le lui proposer, et Marion n'est pas un garçon : lui lancer ça de but en blanc ne jouerait pas en ma faveur.

Nous prenons nos affaires et marchons vers l'arrêt Sainte-Catherine. Le tram arrive tout de suite, ne me laissant pas le temps de réfléchir. Il n'y a qu'un arrêt jusqu'à l'Hôtel de Ville, auquel elle est censée descendre pour récupérer le tram B vers Pessac. Tant pis :

« Si t'as plus de tram, tu rentres avec moi ? Je veux pas que tu rentres à pieds et puis je peux dormir sur le canapé. »

Elle rit, mais pas méchamment. Comme on rit devant un enfant qui vient de sortir un gros mensonge et qui pense qu'on va gober ça.

Une secousse du tram la fait presque me tomber dessus, je passe mes bras autour de sa taille. Voici qu'une fille est blottie tout contre moi, à répéter « Non non non ! » en riant quand j'insiste avec un air de on-lui-donnerait-le-bon-dieu-sans-confession en jurant que je dormirai sagement sur le canapé. Elle n'en croit pas un mot, et elle n'a pas tort. Je le ferais, pourtant, si ça me permettait de l'étreindre même chastement avant d'aller me coucher. Et la véritable raison, celle que je n'avouerais que par écrit tant j'en ai honte, n'est pas un sentiment profond que j'aurais pour elle ; c'est quelque chose de bien moins respectable, et d'éminemment plus personnel : elle me fait me sentir comme un garçon.

Elle est on ne peut plus féminine, elle se serre contre moi pour que je la protège, elle repousse mes avances avec une légèreté désarmante... et moi, jeune homme qui veut jouer les costauds, j'essaie de lui faire sentir qu'avec moi elle est en sécurité.

Je me suis rarement sentie aussi bien qu'en cet instant. Précisément, je ne me suis jamais sentie aussi moi. Mâle, enfin. Échappant à ce genre dont je n'ai jamais voulu, et que j'ai mis des décennies à accepter. Prenant pendant quelques minutes la place qui aurait dû me revenir de droit, celle que j'ai toujours convoité. Ce statut dont mon corps m'a privé dès lors que la merveilleuse ambivalence de l'enfance s'est éteinte.

Je chéris encore aujourd'hui mes souvenirs les plus lointains, ceux où l'on m'appelait par erreur « mon bonhomme » ou « petit » à cause de mes cheveux courts et des traits asexués de ma jeunesse. Je n'aimais rien tant qu'être prise pour un garçon, aussi lorsque les premiers signes de l'adolescence vinrent révéler mon genre au grand jour, j'en retirai une grande souffrance interne. Je repoussai au plus tard possible le moment de porter un soutien-gorge, plongeant avec entêtement dans un déni dont les jours étaient comptés, et dont je ne sortis qu'en trébuchant de honte. La puberté me fut un sacerdoce, car elle n'était rien d'autre que la destruction méthodique par la nature de mes espoirs d'ambiguïté. Le glas de mon identité sonna lorsque j'eus mes règles, événement qui enchantait mes camarades de classe si pressées de « devenir femme », alors qu'il me plongea dans une mélancolie que je tus au reste du monde. Personne ne sut rien de mon désarroi, ni de la haine que je développais à l'égard de cet ignoble corps qui me trahissait de toute part. Je me cachais sous des vêtements amples et neutres, et je pleurais à chaque nouvelle menstruation en priant pour qu'il n'y en ait pas d'autre.

Reconcentrons-nous. Marion. Au moment où elle sort du tram, je fais mine de la retenir, nous chahutons, et voilà que je me retrouve sur le quai avec elle, les portes se refermant derrière moi. Le prochain tram est dans une vingtaine de minutes, je lui demande de l'attendre avec moi vu que c'est de sa faute si j'ai été expulsée du mien ! Elle rit, et nous allons nous asseoir un peu plus loin. Pas directement à l'arrêt, non, à l'écart. Pour être toutes les deux.

Le froid me sert d'excuse pour me serrer contre elle. Nous continuons de discuter, et quand je la vois claquer des dents, je retire prestement ma veste pour la lui tendre. Je crève de froid bordel, mais je m'en fiche. Elle se love contre moi, mon bras autour de ses épaules. Je suis un garçon.

Un silence. Qu'elle comble d'un baiser.

Je dois lui dire. Mentir par omission reste mentir. Je n'ai aucune idée de comment lancer ça avec tact. "Il faut que je te dise un truc...". L'entrée en matière de toutes les déclarations foireuses du monde. Je lui explique alors maladroitement que je suis bien en tant que célibataire, que je n'aime pas les relations de couple, et que je préfère en parler dès le début pour qu'il n'y ait pas de malentendu. Je ne veux pas me mettre avec quelqu'un.

Pas de réaction. Elle reste calée contre moi, et après une pause, nous parlons d'autre chose. Le tram finit par arriver, elle me fait la bise et nous nous séparons. Je lui envoie un message disant que j'ai passé une soirée formidable et qu'il me tarde de la revoir. En mon for intérieur, je m'étonne qu'elle ait aussi bien pris ma petite mise au point. J'ai finalement réussi à en parler sans la froisser ! J'appréhendais tellement ce moment... il suffisait d'expliquer ça calmement ! Je suis soulagée d'un poids, après avoir passé des semaines à essayer de sous-entendre cette information, j'ai enfin réussi à la caser sans ambiguïté !

 

Evidemment qu'elle ne l'a pas bien pris. Il fallait bien que je sois égayée par le rhum pour ne pas m'en rendre compte. Elle m'en reparla le lendemain, et c'était avec un vif sentiment de trahison. Je tâchais de lui faire comprendre combien il avait été difficile pour moi d'aborder le sujet, ce n'était pas faute d'avoir cherché des occasions ! Et comme il aurait été prétentieux d'en parler dès le début, alors que je ne savais même pas s'il s'agissait d'amitié ou d'inclinaison ! Elle aurait pu se vexer de me voir la croire si vite conquise, et couper court à notre relation devant tant de fanfaronnade !

Elle n'entendit rien de tout cela, et nous en restâmes là. Mes excuses sincères permirent au moins de la rassurer sur le fait que je n'avais pas joué avec elle, je n'avais simplement pas su gérer la situation. Je savais que tout était foutu entre nous, mais je ne voulais pas que ça la rende encore plus méfiante envers d'autres. Une maigre consolation.

Nous reprîmes nos échanges de textos quelques semaines plus tard, d'abord sur un ton glacial et amer, puis les choses s'aplanirent. Aujourd'hui encore, nous nous parlons de temps en temps. Elle a rencontré un garçon qui lui a fait lever les armes. J'en suis contente pour elle.

 

 

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  • J'écris pour ne jamais oublier. L'embrasement de mes désirs comme la striction de mon cœur. Les trémulations vigoureuses de la vie et les coulées de silence de la mort. Tout, de plein fouet, avec la sensibilité qui est mienne et mon interprétation biaisée.
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