Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
D'astres en désastres
10 novembre 2013

Déchanter, c'est chanter encore

Parce que les mots n'ont pas seulement un sens, ils ont un impact. Ils s'arnachent aux parois de nos crânes et enfoncent leurs canines acerbes dans nos pensées, ils nous parasitent l'esprit par leurs va-et-vient indolents et acides ; nous voudrions les faire taire, les jeter aux oubliettes, mais toujours ils grattent la terre de notre déni jusqu'à s'exhumer comme une armée de zombies voraces et immortels, réduits à l'état de lambeaux par les coups de pelles répétitifs qu'on leur balance dans la gueule à chaque fois qu'ils surgissent et cependant s'extirpant toujours de leurs fosses putrides pour chercher de la chair fraîche, aussi insatiables que ces mots qui se repaissent sans fin de notre irritation, de nos injonctions au silence, de nos supplications à l'oubli.

 

Ceux qui résonnent dans ma tête, ces derniers temps, ce sont « depuis la mort de Moati ». Cinq mots qui reviennent encore et encore, début de phrase tragique et cliché, une accroche racoleuse déjà vue ailleurs, partout, diluée, dissoute dans sa sur-utilisation. Creux, insipide, faux. Et si bouleversant par sa réalité.

Je l'ai pensé plusieurs fois, dans le service. « Depuis la mort de Moati... » beaucoup de choses ont changé, pour moi. C'était la première fois qu'un de mes patients mourait, et elle avait 13 ans. Pourtant ce n'était même pas moi qui lui parlait et l'examinait, c'était toujours l'interne, je n'étais que spectatrice. Elle ne me connaissait pas, je n'étais qu'une présence entrant et sortant de sa chambre sans un mot autre que les politesses d'usage et un sourire de temps à autre. Mais moi je la connais. Je l'ai vue suivre son traitement pour cette rechute de leucémie, j'ai vu sa maman prendre sur elle toute la peine et les épreuves qu'elle pouvait, et rester digne pour toujours prétendre qu'elle croyait en l'avenir. Elle pleurait souvent dans le couloir, ou quand sa fille n'était pas là pour la voir. Jamais devant elle. Maman est forte, chérie, et elle va t'aider à battre le cancer.

Moati était inquiète en voyant ses longs cheveux tomber par poignées. Alors sa mère nous demandait si on pouvait faire quelque chose, et lui disait que tant pis, on n'aurait qu'à lui couper les cheveux très court, elle serait toujours aussi jolie de toute façon. Puis ce qui comptait, c'est que la maladie régressait.

Je la regardais, et Moati ne levait jamais les yeux vers moi. Elle avait l'air si triste. Les plus jeunes, eux, n'ont pas conscience de ce qui leur arrive. Les ados, ce sont les pires. Ils sont assez grands pour comprendre qu'ils risquent de mourir, mais leurs affects sont enfantins et ils ont encore follement besoin de leurs parents. L'ignorance est une bénédiction qui ne nous est pas accordée longtemps.

Une garde, un appel, un enfant du service est mort. Je pense aussitôt à Aziz. L'interne aussi. Aziz était au fond du seau, on n'avait pas grand espoir pour lui.

Des heures plus tard, on trouve le temps de monter dans les étages. Non. Aziz dort comme un bienheureux. L'espace d'un instant je suis soulagée, Aziz va bien ! Je m'occupe de lui depuis le début, je le connais bien. Et sous le soulagement, l'intellect reprend le dessus : alors qui ? La violence de cette question est étourdissante. Qui est mort ? Quel enfant n'a pas supporté la chimio, et a succombé des suites de son épouvantable maladie ? Quels parents ont été réveillés en pleine nuit pour rejoindre la prunelle de leurs yeux, s'éteignant en réanimation ? Qui avons-nous perdu, dans cette bataille sans fin contre les dysfonctions cellulaires et les réarrangements génétiques ?

Moati. Sa chambre est vide, on en a fermé la porte. Pour que les autres ne remarquent pas demain qu'elle n'est plus là, pour qu'ils ne soient pas confrontés à l'effarante promiscuité de leur propre mort.

Un silence de plomb règne entre l'interne et moi, dans cet ascenseur sordide qui nous ramène vers notre interminable nuit de garde. Moati est morte. Elle allait bien, ce matin même. La fièvre a commencé en début d'après-midi, s'est aggravée malgré les antibiotiques. Le transfert en réanimation s'est fait dans la soirée, sans qu'on s'inquiète de trop. Et la sentence, quelques heures plus tard. Choc septique. Le couperet vacillant au-dessus de la tête de tous les immunodéprimés du monde. Parfois, rien ni personne ne peut entraver sa trajectoire. Et quand il tombe, on compte les survivants sur les doigts d'une main.

Moati est morte. En boucle dans ma tête. Je l'ai vue, abattue par les masses de cheveux qu'elle perdait à chaque fois qu'elle se coiffait mais bien vivante, j'ai vu sa mère la consoler, lui dire qu'elle verra avec les parents d'un camarade de classe pour qu'on lui photocopie les cours. J'étais là, intimidée, regardant toutes les personnes en présence s'appesantir sur ces problèmes de la vie quotidienne, et nul ne songeait que Moati vivait ses dernières heures. Bien sûr on savait qu'elle était encore fragile, mais le plus dur était passé. Le cap décisif de l'aplasie avait été franchi, tout allait en s'arrangeant.

Fauchée en plein élan. Et sa mère, bon dieu, sa pauvre mère... Qu'est-ce qu'on va lui dire ? Etait-elle présente en réanimation, au moment où... ? Comment, comment a-t-elle su ? Il n'y a pas de bonne façon d'apprendre la mort de son enfant, mais il y en a certainement des pires que d'autres. J'espère qu'elle était là, pour que son chagrin, tout insurmontable qu'il soit, ne comporte pas une once de culpabilité liée à son absence.

L'idée que cette petite soit décédée est tellement grotesque qu'il me faut plusieurs jours pour l'assimilier. Son prénom est toujours inscrit sur la porte de sa chambre, et son dossier est toujours dans le bureau médical. Plus personne ne rit, dans le service. Chacun doit faire son deuil, en continuant de s'occuper des autres, et en essayant de ne pas trop pleurer en rentrant à la maison. Je pleure beaucoup, le soir. C'est étrange comme la mort d'un patient peut vous remuer les entrailles. Peut-être parce que cela nous donne la sensation d'avoir échoué, de n'avoir pas été assez forts, assez doués pour garder en vie quelqu'un qu'on n'aurait pas du perdre. Les enfants ne doivent pas mourir. Ce n'est pas dans l'ordre des choses.

Je ne veux pas croiser la mère de Moati. On m'a dit qu'elle était passée dans le service, quelques jours plus tard, pour remercier toute l'équipe d'avoir pris soin de son bébé jusqu'au bout. Heureusement que je n'étais pas là. J'aurais été bien trop bouleversée, et ma peine m'aurait semblé tellement déplacée ! Autant que si je pleurnichais d'une égratignure à côté de quelqu'un qui vient de marcher sur une mine. Je ne sais rien de la souffrance, rien qu'un dix millième de ce que la maman de Moati ressent. Je ne dois pas me plaindre. Je ne dois pas me laisser aller à m'effondrer devant elle, elle a déjà sa propre douleur à endurer, elle n'a pas à réconforter les autres.

Nous sommes tous désolés. Désolés de ne pas avoir pu la sauver, désolés de notre impuissance et de notre faillibilité. J'ai honte, à l'évocation de son prénom. Parce que je suis du côté des médecins, et que malgré tous nos efforts, nous avons perdu cette guerre.

Tu ne m'as pas connue, Moati, mais crois-moi, ta mort m'est une terrible affliction.

Publicité
Publicité
Commentaires
Pages
Publicité
Archives
D'astres en désastres
  • J'écris pour ne jamais oublier. L'embrasement de mes désirs comme la striction de mon cœur. Les trémulations vigoureuses de la vie et les coulées de silence de la mort. Tout, de plein fouet, avec la sensibilité qui est mienne et mon interprétation biaisée.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité